- Dans la tradition chinoise, « shu » désigne l’écriture et « shufa » J’écriture-art». Cette dernière, loin de se limiter à« l’art d’écrire» ou à« l’art de J’écriture», ou encore à la« calligraphie» telle qu’elle est conçue dans le monde occidental, est une tentative de conjuguer, d’articuler« peinture », «poésie» et« musique », conformément, bien sûr, aux catégories analytiques qui prévalent en Europe.
- Certes, la tradition occidentale est riche de manuscrits, œuvres des moines byzantins, catholiques-cisterciens etc., et le monde arabe orne les murs de ses mosquées de motifs calligraphiés à l’intention des fidèles musulmans; mais la tradition chinoise et japonaise, elle, a cultivé des « formes calligraphiques» -œuvres d’art, qui étaient néanmoins reconnaissables et lisibles dans l’art de l’écriture, sans être réservées aux seuls initiés.
- Le pinceau des Chinois et des Japonais n’est pas un simple outil susceptible de donner forme aux lettres, de les disposer sur la page blanche; c’est un dispositif/instrument qui permet d’imprimer la théâtralité des idéogrammes, des logogrammes et des pictogrammes et de mettre ainsi en place pour des années les règles de l’expressivité en la matière. Il s’agit en réalité d’un art en mouvement et d’un art du mouvement.
- Quelle importance peut bien avoir cette tradition? Dans quelle mesure faut-il encourager le monde contemporain (si puissant sur le plan techno 1ogique ) à s’ intéresser à cette tradition spécifique? Si l’alphabet tend à prévaloir, révélant ses formidables vertus, comment expliquer alors ce recours aux « mystères» de l’écriture chinoise? Au bout du compte, à quel point le triomphe de l’alphabet s’impose-t-il comme une certitude?
- Les nouvelles technologies de l’informatique et de la télécommunication, loin de se réduire à un support matériel pour la production et la diffusion du sens (et du non-sens), sont aussi la dominante au sein de laquelle se développent les démarches communicatives, et se posent des interrogations fondamentales concernant les relations entre l’image, le mot et l’expression artistique, entre l’écriture et la peinture, entre les codes et les règles ou les conventions morphoplastiques, pour aujourd’hui et surtout pour demain.
- Les relations évoquées ci-dessus ne prétendent pas recenser sur un mode exhaustif les questions que génère l’intrusion des nouveaux systèmes technologiques dans toute activité humaine, et principalement dans celles qui mettent enjeu la pensée proprement dite, l’imaginaire et le rêve. Les évolutions technologiques ne sont pas l’unique raison qui nous pousse à réexaminer les relations entre le signe, les .symboles, les images et les discours dans le monde contemporain, dès lors que le développement technologique fonctionne aussi à l’évidence comme «la cause première». De plus, les dichotomies de type discours-image simplifient dangereusement l’état des choses, des représentations, des mots et des pratiques signifiantes; pourtant ces dichotomies introduisent une clarté relative dans le champ touffu de la production de signifiances et de la charge figurale.
- Les systèmes d’écriture, les liens entre langues et types d’écritures, les formes combinant pictogrammes, logogrammes, phonogrammes, le destin des langues et les nouveaux supports de l’écriture, le destin des images et les réseaux informatiques, la conjonction de données analogiques et numériques, la relation incertaine entre les signes et les choses: voilà quelques-unes des dimensions-clés qui débouchent sur une nouvelle problématique concernant la nature de la logique binaire discours/image.
- On pourrait lire « Alphabets, envolée céleste, retombés sur terre» comme une constellation d’œuvres-propositions-dispositifs où des lettres, des traces, des matériaux se combinent à « la théâtralité séculaire» des sensations et du sens, du plaisir et de l’aporie.
- Les lettres en tant que formes, produits d’une action collective innovatrice, unités structurelles de mots et de pensées, participent à la fois du monde abstrait de la raison, de la confrontation et de l’efficience (autrement dit d’un «ciel» inaccessible encore que balisé) et du monde directement existant, et ce avec leur matérialité, leur référence aux choses, leur implication dans la transformation de la réalité de la nature et de l’homme.« Alphabets, envolée céleste, ancrage sur terre », comme adhésion à l’aventure, à l’épreuve humaine, tant au niveau de la transformation de la réalité qu’à celui de l’évaluation des possibilités d’appréhender cette réalité.
- « Alphabets, de ciel, de terre », comme prétexte et comme moyens d’apprécier/de réapprécier le visible et le sonore, le directement matériel et le signifié, la coexistence de l’imaginaire et du chosal, la parole et le geste, l’articulation de la main, de l’œil et de l’esprit. En ce sens, l’association de supports et de techniques empruntés à la poésie, à ta peinture, à la photo, à la vidéo et à l’installation (autrement dit une approche qui se réclame des intermedia) permet l’émergence du «corps» de l’exposition.
- Fragilité, vulnérabilité, multiplicité et complexité caractérisent le matériau de l’exposition, dans un solide rapport- parallélisme avec les codes langagier, les règles morphoplastiques et le contexte socioculturel de ce siècle nouveau. Entre « ciel» et « terre, mais aussi dans le «ciel» et sur « terre »,avec «le ciel» et « la terre ».