2017

(gr) Δημοσθένης, ο ατομικός φιλόσοφος, του Émile Dumalet @ Vakxikon.gr

agrafiotis

Texte d’Émile Dumalet pour Démosthène Agrafiotis, publié sur Vakxikon.gr 

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Feuilleton en 3 épisodes // 2ème épisode

Rappel du 1er épisode : précédé d’une réputation d’empereur du verbe, le polytechnicien de la lointaine Athènes, Démosthène, est devenu en France, à la fin des années 1970, un stagiaire respecté du laboratoire dirigé par Jean-Pierre au Centre nucléaire de Fontenay-aux-Roses…

Jean-Pierre et les stagiaires en quête de thèse qui l’entouraient ne s’intéressaient guère ni aux quarks et leptons du modèle atomique standard, ni à l’énergie que l’on pouvait tirer des atomes. Ils réfléchissaient sur les nouvelles manières d’envisager la statistique. Le prodigieux essor de l’informatique imposait un retour aux mathématiques appliquées des civilisations antérieures à celle de Démosthène le bègue. Oubliés les travaux d’Eudoxe de Cnide, d’Euclide et de leurs avatars Cantor et Bourbaki. Le statisticien devait abandonner l’abstraction (c’est-à-dire la référence au modèle probabiliste) et remettre en cause les procédés classiques de l’argumentation et de la démonstration, pour se consacrer à la manipulation sans a priori des informations numériques nombreuses dont maintenant il disposait, et à la production de documents d’un type nouveau à partir desquels l’exploration de nouveaux univers serait possible. Cette posture, où l’inattendu et l’étrange jouent les premiers rôles dans l’analyse des phénomènes, n’était pas sans liens avec un courant de pensée poststructuraliste à la mode dans les années 1970.

Que l’uranium 238, constitué de 146 neutrons et de 92 protons, soit stable, que l’oxygène 16 soit doublement magique et donc exceptionnellement stable avec ses 8 protons et ses 8 neutrons, qu’importe ! En bon disciple d’Héraclite, Démosthène aime les atomes instables, ceux qui émettent des radiations, car, comme le fleuve qui coule sous le pont Mirabeau, ils ne restent jamais identiques à eux-mêmes. Le potassium 40 que Démosthène possède en lui, par exemple, irradie chaque jour et de façon différente son corps d’athlète. Cet atome merveilleux est peut-être d’ailleurs à l’origine de la question qu’il se pose en écoutant Jean-Pierre : dans l’étude d’un phénomène, comment échapper grâce à la puissance des ordinateurs à la pensée commune où tout semble isolé et figé ?

La scène intellectuelle parisienne était à l’époque en ébullition. La sélection naturelle chère à Charles Darwin avait poursuivi en philosophie son œuvre : Nietzsche, Freud, de Saussure, Heidegger, Wittgenstein, Pearce et James, entre autres, avaient contribué à remettre en cause les belles constructions de leurs devanciers. Si le concept est avant tout affaire de différence, si l’objet n’existe que par rapport aux autres objets, que dire du jugement analytique introduit par Emmanuel Kant, par exemple ? Dans un monde où tout interagit, ce jugement sent aujourd’hui le vieux ; il ne fait plus partie que de l’histoire des idées.

Démosthène, qui dévore Différence et répétition de Gilles Deleuze, tient à ce que Jean-Pierre le sache : « N’oublie pas que tout s’écoule /flux perpétuel, l’objet en soi et l’être en soi n’ont donc guère d’existence… et voilà la raison pour laquelle Michel Foucauld dans Les Mots et les Choses parle de la mort de l’homme ! ».

Ni obscurité
Ni lumière.
Rien que le tourbillon de l’éphémère
l’indolent jeu du temps.

Jean-Pierre qui se sent bien vivant a du mal à comprendre ce que dit Démosthène : « tu me dis que je ne suis plus ce que j’étais hier. À t’entendre, je ne suis donc plus qu’une trajectoire, mais je respire, je sens, je pense et j’agis ! ». Démosthène s’échauffe : « pas seulement ! Tu circules dans un espace à quatre dimensions où tu ne cesses d’être en interaction avec une foule d’autres objets qui sont eux-mêmes des trajectoires. Tu n’existes véritablement que par rapport à tout ce qui s’agite autour de toi ». Jean-Pierre, certainement victime du « Je pense donc je suis » cartésien, du «Être ou ne pas Être » shakespearien, de l’ « Ëtre et du non-Être » parménidien, où encore des Pensées tridimensionnelles de Pascal sur ce monstre qu’est l’homme, a du mal à saisir la profondeur du propos de son stagiaire : « Ton Deleuze inspiré par Wittgenstein joue avec le langage… Sa pensée n’a rien d’originale. À partir d’une axiomatique qui me semble raisonnable, Spinoza dans L’Éthique, comme Deleuze, refuse — on est dans les années 1660 — la priorité à la substance, à l’essence ; il a été un systémicien avant l’heure ayant compris l’importance des interactions dans la définition même de l’objet. N’a t’il pas écrit : un corps en mouvement ou en repos a dû être déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps, qui a été lui aussi déterminé au mouvement et au repos par un autre, et cet autre à son tour par un autre, et ainsi à l’infini. Je suis face à toi au repos, donc, que ça t’embête ou non : je suis ! ». Démosthène a beau jeu de lui rétorquer : « Je veux bien que tu sois, mais quand tu prétends être, tu deviens pour moi une abstraction. Moi, je te vois chaque seconde différent, tes neurones s’agitent, tu enregistres puis tu éructes allant jusqu’à citer en philosophie un suppôt d’Euclide… et j’ai bien du mal à te suivre. Tu m’as dit qu’il fallait préférer la manipulation des données à l’abstraction, pour redécouvrir la complexité des phénomènes. Qu’attends-tu donc pour te mettre à l’unisson de cette révolution. Tu es un phénomène complexe parmi d’autres. Ton système nerveux ne se réduit pas aux neurones de ton néocortex. Court-circuite tout ce qui relève de l’entendement. Mets ta sensibilité en phase avec tes sens. Si tu veux découvrir, pratique la déraison, en un mot sois poète ! ».

Le lendemain de cette vive discussion, Démosthène enfonce le clou en brandissant le « Discours, Figure » de Jean-François Lyotard : « Tu m’as dit hier que ce que je te racontais relevait du jeu de langage. Tu as certainement en partie raison, car notre savoir ne saurait être dissocié de la langue avec laquelle nous communiquons. La langue conditionne les idées qu’elle permet d’exprimer ». Jean-Pierre qui croit au relativisme depuis qu’il a lu La Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn n’est en rien choqué par ce propos : « Oui, mais les théories scientifiques, c’est-à-dire les idées que nous avons du réel grâce à la science, évoluent vite aujourd’hui, et certainement encore plus vite que la langue ordinaire dans sa totalité. Ce que produit la science en continu doit être considéré comme un progrès car il y a accord entre tous les scientifiques ». Démosthène rétorque hilare : « Tu crois en l’émancipation du sujet rationnel, tu crois que le sujet rationnel peut échapper aux présupposés en acceptant le jugement critique de sa communauté ». Et voilà JPP qui s’énerve : « Sache que je ne crois plus en rien avec tes histoires de trajectoires entortillées, je crois même maintenant que, toi-même, tu n’existes pas.

Existes-tu cher Démosthène
Ou n’es-tu qu’une entité que j’ai créée sans le vouloir
Pour peupler la solitude
Serais-tu un de ces dieux
Comme ceux que les Grecs avaient créés
Pour moins s’ennuyer ?
Quoi qu’il en soit je t’adore
Ô Démosthène
Même si tu n’es que dans mon imagination

Quand je parle de progrès, il s’agit simplement d’un enrichissement du savoir, que le fait de connaître soit illusion ou non, et non d’un progrès pour l’humanité. Une théorie remplacée par une autre n’est pas oubliée puisqu’elle devient objet d’étude pour les historiens. La science enrichit donc continuellement le regard sur le réel, même s’il reste et restera chargé de présupposés. Nous cherchons ensemble en statistique à remettre en cause les pratiques qui s’étaient imposées avant l’avènement des ordinateurs. Les capacités bientôt infinies de stockage et de calcul à notre disposition constituent le nouveau présupposé. Tu vois ce n’est pas du langage dont il faut se préoccuper, mais de l’évolution des technologies et des techniques. J’ai bien l’impression qu’avec son postmodernisme ton ami Lyotard se trompe de combat ». Démosthène en définitive approuve ce que dit Jean-Pierre : « Bravo ! J’adhère à ce que tu dis sur l’importance fondamentale du progrès technique. Malgré tout, l’émancipation dont parle Lyotard mérite d’être regardée de plus près. Nous vivons dans un monde balisé par des règles (auxquelles la langue participe) qui conditionnent nos pratiques, qu’elles soient écrites ou non écrites. Sont-elles toutes productrices d’une domination des uns, les maîtres, sur les autres, les esclaves ? De façon plus générale, est-ce qu’elles nous emprisonnent ? Non pour la plupart d’entre elles, bien au contraire. Les règles, si elle sont appropriées (le vrai problème dont il faut discuter est là), procurent une fantastique liberté. Étant issues d’une longue expérience partagée par toute une société, elles constituent des directives sages pour agir rapidement et avec une grande efficacité. Si elles n’existaient pas, ne sachant jamais vers où aller, livré à nous-mêmes sans aucune aide, nous serions perdus et esclaves de nous-mêmes… alors, malheur à nous ! ». Jean-Pierre est épaté par cette pensée démosthénienne paradoxale. Les contraintes seraient donc à l’origine de notre bien-être, de notre liberté ! « Ta rhétorique dépasse celle de l’autre Démosthène, j’adhère complètement à ton propos. Où vas-tu chercher tout ça ? ».

Quelque temps après sa brillante péroraison sur la vertu paradoxale des contraintes, Démosthène revient à la charge. Il vient d’écouter la leçon inaugurale de Roland Barthes au Collège de France. Notre auditeur studieux, devenu à son tour émetteur, transmet doctement au nouveau récepteur, Jean-Pierre, ce message : « Ce que nous disons n’est jamais ce que nous disons ». Cette assertion sibylline inquiète bien entendu Jean-Pierre. S’il connaît le contexte et voit Démosthène en chair et en os s’exprimer avec élégance, il ignore le code. D’où son commentaire : « Es-tu devenu fou ? ». Démosthène, c’est sûr, n’est pas plus fou qu’un poète ayant abusé de l’absinthe : « Souviens-toi de cette expédition à Concarneau pour enquêter sur les odeurs, je n’ai cessé de m’interroger depuis. Les habitants du coin ne nous racontaient-ils pas des salades ? Plus on se situait loin de l’usine, plus on se déclarait gêné par ses effluves ». Jean-Pierre, qui n’avait interrogé que deux retraités somnolant dans un café, se souvient de cette enquête effectuée en relation avec Marc Guillaume de l’université Paris-Dauphine : « Le paysan qui vit tout près n’a pas les mêmes réactions que le citadin qui vit plus loin ». Démosthène acquiesce : « Oui, mais tous deux ne parlent pas de la même chose. Le paysan parle bien de l’effluve et de son odeur, on est au niveau de la dénotation. Les Concarnois décodent tout autrement le message « usine », ils sont au niveau de la connotation, ou si tu préfères du symbole. Le signifiant « usine/odeur » recouvre des signifiés différents selon que l’on se trouve plus loin, à la ville, ou moins loin, à la campagne ». Jean-Pierre a entendu parler de la Morphologie du conte de Vladimir Propp (Démosthène n’est-il pas le héros d’une princesse déjà conquise ?) et du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (le signifié du signifiant Démosthène pourrait-il échapper à la diachronie ?), il est donc devenu, avec cette allusion aux mauvaises odeurs bretonnes indicatrice du code, un récepteur averti : « Tu veux dire qu’il ne faut pas prendre à la lettre les déclarations de Pierre ou Paul ». Démosthène acquiesce en remuant de manière autistique la tête de haut en bas, voulant montrer ainsi que la communication n’est pas seulement affaire de paroles. Pour étaler ses progrès dans la langue d’Henri Michaux et insister sur la complexité de toute expression, il reprend pour dire OK une expression chère à Jacques Prévert : « Tu l’as dit bouffi ! ». Jean-Pierre admire cette performance verbale sans s’interroger sur sa signification profonde : « Je comprends enfin où tu veux en venir. Quand on traite des données d’une enquête, l’objectif n’est pas de comptabiliser ce qui est dit — c’est ce que font tous les sondeurs — il est de découvrir la signification de ce qui est dit ». Démosthène sourit, il sent avec délice l’odeur de l’écurie : « Oui, ce que disent les enquêtés doit être en priorité non pas décompté mais interprété. Pour déchiffrer au-delà des apparences le sens caché des propos des uns et des autres, il nous faut une méthode statistique appropriée… et la manipulation des grands nombres proposée s’inscrira dans l’axe des intuitions herméneutiques de Hans-Georg Gadamer et de Paul Ricœur ». Jean-Pierre enchaîne : « Et l’indolent jeu du temps, qu’en fais-tu ? ». Démosthène est de plus en plus heureux, Jean-Pierre manifestement fait s’entrechoquer les idées développées par ses amis Deleuze, Lyotard et Barthes : « Par la statistique, nous ferons en sorte qu’il y ait interaction entre le synchronique et le diachronique. Tu le sens, nos manières de procéder sont encore loin d’être définies. Nous en sommes toujours aux idées princeps, elles vont évoluer, se compliquer, s’enrichir :

Les idées
qui ne respirent pas
stagnent comme des justifications.

N’est-ce pas ? ».

Jean-Pierre, qui progresse au fil des conversations avec son brillant stagiaire, aspire maintenant au repos. Démosthène, un Socrate dont il se sent maintenant l’esclave, n’est-il pas en train de le torturer ? Ne procède-t-il pas en effet comme dans le Ménon de Platon ? L’esclave, Jean-Pierre, possède au plus profond de lui-même, comme chacun, des trésors insoupçonnés. Grâce à la maïeutique démosthénienne, ces trésors doivent se révéler suffisants pour découvrir le graal, c’est-à-dire la solution au problème de géométrie statistique qui a été posé. Miracle ! Le noumène kantien, qui n’est autre que l’inconscient profond chez l’homme psychanalysé, s’il est inatteignable, serait capable d’indiquer la voie quand on le bouscule un peu. Comme tout objet, il se situe donc dans un espace à quatre dimensions où il interagit avec les autres objets. On le voit, le cerveau de Jean-Pierre tourne à vide, il saute du coq à l’âne sans crier gare :
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin !
Que vient faire Kant dans cette galère !

Mais voilà que Démosthène arrive très excité, et Jean-Pierre s’inquiète : « reviens-tu de Cythère ou des Folies Bergère ? ». Démosthène, sait s’adapter à son correspondant : « Je suis allé hier assister à un séminaire sur le sinthome digne d’un french cancan exécuté par la Goulue sous le regard de Valentin le Désossé. Pour entrer dans l’amphi où Jacques Lacan officiait, j’ai dû jouer des coudes. J’ai pu finalement m’installer au bout d’un banc sur une seule fesse. Le théâtre, car nous étions au théâtre, embaumait ; plutôt du n°5 de chez Chanel que du parfum de supermarché. À ma droite, j’ai reconnu Philippe Sollers. Sa main, qui avait brandi en 1968 le petit livre rouge, s’était manifestement assagie puisqu’elle naviguait sur le bas résille de sa voisine, la très belle Julia Kristeva.

Ô belle Julia aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

Dans le propos de Lacan sur James Joyce et son Finnegans Wake, on trouve cette définition du phallus : c’est la conjonction d’un petit bout de queue avec la fonction de la parole. Je crois que mes voisins ont apprécié ce raccourci. Lacan n’a pas abordé ce jour-là le sexe de la femme dont il est expert puisqu’il possède L’Origine du monde, le fameux tableau de Gustave Courbet. En introduisant les suites de Fibonacci pour rendre compte de l’acte sexuel — cet acte superbe relève pour lui d’un malentendu — il a indirectement évoqué Frédéric II de Hohenstaufen. Cet empereur d’Allemagne polyglotte s’est intéressé bien avant de Saussure et Jakobson aux mystères de la langue. Pour lui, la nature de l’homme renvoie à une langue naturelle qu’il a essayé de construire expérimentalement. Il a échoué, mais sa tentative s’inscrit sept siècles avant le travail théorique de Noam Chomsky sur la grammaire générative qui procède de la même idée ». Jean-Pierre, qui est admiratif devant la vaste culture de Démosthène, l’interrompt pour lui montrer que son propre savoir ne se réduit pas à zéro : « Ce souverain étonnant, qui a inspiré l’œuvre du sculpteur Francesco Marino di Teana, s’intéressait à tout. Le fameux Liber abaci de Fibonacci (alias Léonard de Pise), à l’origine d’une révolution des mathématiques en Occident, a été écrit sous son règne. Le lien fait alors entre les approches géométrique (pentagones, décagones) et analytique (suites de Fibonacci) du nombre d’or préfigure la géométrie analytique cartésienne ». Démosthène inconsciemment s’interroge, stimulé par cette remarque étonnante sur le nombre d’or : comment faire interagir en poésie l’oreille et l’œil, en passant par isomorphisme de l’analyse à la géométrie ? Cette agitation au plus profond de lui-même, qui un jour ou l’autre s’exprimera, n’empêche pas notre Socrate stagiaire de poursuivre le récit de son odyssée lacanienne : « Il n’y a pas que les suites de Fibonacci. Lacan ne cesse dans son cours de faire des références aux mathématiques. Il propose d’ailleurs une écriture simplifiée, le mathème, pour rendre compte de l’inconscient. Il a passé beaucoup de temps sur un schéma où trois cerceaux — ils évoquent plus le hula hoop que le french cancan — s’imbriquent les uns dans les autres comme le Père, le Fils et le Saint-Esprit. En cassant l’un, on libère les deux autres. Ce schéma trinitaire, appelé RSI (Réel, Symbolique, Imaginaire) ou Nœud borroméen par Lacan, nous aidera certainement lors de l’interprétation de nos documents graphiques. J’aurais aimé te rendre compte de la suite, mais je n’ai rien compris quand il a séparé les trois cerceaux pour les emprisonner à nouveau à l’aide du sinthome qui serait le père devenu symptôme, perversion voulant dire dans le dictionnaire lacanien version vers le père». Jean-Pierre, ébahi, ne peut dire que : « chapeau ! Bravo pour ta traduction évangélique du RSI. Le réel, c’est Jésus, le symbolique, c’est Dieu, et l’imaginaire, c’est le Saint-Esprit. Bien évidemment, on ne peut avoir l’un sans les deux autres ». Démosthène réplique : « Si ce que tu dis tient la route, on dispose avec le nœud borroméen d’un point de départ, de prémisses, pour aborder l’étude d’un sacré quel qu’il soit. Si ce jeu des trois fonctions opère en nous-mêmes, il doit aussi opérer au niveau du social, pourquoi pas ? Il y aurait alors universalité des mécanismes d’adaptation de la cellule à l’homme, de l’homme au monde puis à la galaxie, puis à l’univers… C’est Darwin revu et prolongé ». Jean-Pierre conclut : « en généralisant ainsi la notion d’homéostasie, tu relies comme les physiciens l’infiniment petit à l’infiniment grand. Ton discours me plait, c’est un chant divin, tu es l’égal d’Orphée. Mais prends garde à toi : poussé par ton imagination et ta libido, ne t’approche pas trop de l’Olympe, Icare et Carmen l’ont payé de leur vie ».

Les conversations entre le maître, Démosthène, et son élève, Jean-Pierre, se sont poursuivies bien entendu. Jacques Derrida, avec De la grammatologie et la reconstruction, René Girard avec La violence et le sacré, le désir mimétique et le bouc émissaire, Louis Althusser avec Lire le Capital et les troubles psychiatriques, et même Pierre Bourdieu avec Les Héritiers, la reproduction, l’habitus et le champ, étaient en embuscade. Mais Jean-Pierre, épuisé par le savoir et l’imagination de son talentueux stagiaire, ne l’écoutait plus vraiment. Sur le joli bateau de Port-Vendres dont les yeux de Madeleine étaient les matelots, il naviguait dans les parages de Palos, les yeux dans le vague, les cheveux au vent …

Émile Dumalet