2010

Mon premier livre-rêve

Je suis originaire de la petite ville de Karpenissi, à 300 kilomètres au nord d’Athènes. La ville se situe dans une région montagnarde entre le Pinde et le Parnasse, une région appelée par ses habitants la  » Petite Suisse « . Elle est dominée par les montagnes d’Agrafa – nom qui signifie que la région n’était pas enregistrée dans les livres officiels de l’empire ottoman. Région pauvre, avec un accès très difficile, elle donnait refuge depuis le XVIIe siècle à ceux qui avaient des problèmes avec l’administration et la justice. Il y avait donc dans l’atmosphère une tradition guerrière. En même temps, ses habitants avaient la réputation d’être braves, mais simples et parfois naïfs.

Je suis né en décembre 1946, lors de la guerre civile, qui avait commencé juste après la Seconde Guerre mondiale et, dans ma ville natale, elle a pris fin assez tard, en 1951 seulement. La région était en fait une sorte de bastion de la guérilla. Ma maison familiale qui se situe dans les abords nord de la ville, sur un lieu stratégique d’un point de vue militaire, a été plusieurs fois détruite et rebâtie, chaque fois par un groupe différent « d’occupants », qui l’ont utilisée comme état-major ou édifice militaire.

Cette nécessaire introduction pour vous montrer que dans ma jeunesse (entre 1946 et 1954), j’ai vécu dans une situation très difficile au niveau matériel. Ma mère, une femme de tradition, était analphabète, mais une excellente chanteuse et guérisseuse populaire (spécialisée dans les pommades thérapeutiques, et réputée pour guérir les problèmes d’accidents orthopédiques ou même les troubles psychiques). La famille a été séparée. Mon père, ma soeur et mes deux frères aînés ont vécu après la guerre à Athènes, où mon père tenait une petite société de transports (poids lourds, taxi, autobus). A Karpenissi, ma mère, qui nous avait gardés auprès d’elle, mon troisième frère et moi, consentait d’énormes efforts pour que mon frère – alors élève de lycée au moment de ma naissance – puisse terminer ses études, mais les conditions étaient très précaires.

Si l’on parle donc des livres, les seuls livres que nous avions à la maison étaient ceux fournis par l’école ou le lycée. Quand il me fallut préparer un devoir pour la troisième classe de l’école primaire (c’était à la fin 1953), comme je n’avais pas accès à des dictionnaires, j’ai été obligé de chercher dans le quartier des adultes ayant une éducation de base, afin d’extraire de leur mémoire quelques indications (très souvent contradictoires) quant au sens des mots abstraits. Une expérience presque traumatisante.

En 1955, la famille a pu enfin se réunir à Athènes. Pour ma première fête de Noël dans la capitale, un ami de la famille, un ex-employé de la Banque de Grèce qui s’occupait de l’administration de notre petite société, m’a offert mon premier livre non scolaire : Le Tour du monde en 80 jours de Jules Verne. C’était une traduction adaptée pour les enfants, comme je l’ai compris plus tard, mais ce livre fut pour moi une apocalypse [au sens de  » révélation « , NdE], une découverte, une merveille ! Les dessins, le texte, la matérialité du livre – solide, grand (à mes yeux en tout cas), avec une couverture très épaisse, et en plus en couleur ! Je me souviens que je l’ai lu d’une seule traite, sans pouvoir m’arrêter. Je l’ai lu et relu plusieurs fois, et je le feuilletais presque chaque jour, sans arrêt. Je l’emportais avec moi presque tout le temps, et je le transportais à Karpenissi pendant les vacances. Lisant ce livre j’ai appris tant de choses sur la planète et ses peuples… Et je me suis créé une image mythique des héros du livre et de leurs aventures. J’étais surtout ébloui par la force et la richesse du voyage, réel ou fantastique, je n’en étais pas très sûr, et j’ai évidemment décidé de faire un jour moi aussi le tour de la planète ! Depuis, j’ai fait mon possible pour réaliser ce rêve, en voyageant de par le monde, dans la lecture et l’écriture.

 

http://www.educ-revues.fr/LC/AffichageDocument.aspx?iddoc=39395&pos=0

 

« LE LIVRE DE MES QUINZE ANS »

 

SECTION DIRIGEE  par Robert BRIATTE

 

« LIRE AU COLLEGE »,no 84,2010.

 

SCEREN/CRDP

ACADEMIE DE GRENOBLE

FRANCE

 

Musiciens, comédiens, poètes, romanciers, journalistes, peintres, hommes et femmes de radio ou de télévision… Dans chaque numéro de Lire au collège, deux personnalités acceptent d’interroger les souvenirs de leurs 10, 12 ou 15 ans pour répondre à la question : quel est le premier livre qui a compté pour vous, celui qui plus que tous les autres a marqué votre enfance ou votre adolescence ?